Le chantier du chemin de fer de la ligne Paris-Saint-Germain n’était pas une découverte pour Fortuné. Comme de nombreux Parisiens, il le fréquentait souvent depuis son ouverture à l’automne 1835 dans le nord-ouest de la capitale.

Le projet des frères Émile et Isaac Pereire et de leurs partenaires était de donner naissance au premier transport ferroviaire français dédié aux voyageurs. Des trains à vapeur circulaient bien entre Saint-Étienne et Lyon depuis plus de cinq ans, mais ils étaient destinés principalement au transport de marchandises. En Angleterre, les trains transportaient des voyageurs depuis déjà une bonne dizaine d’années.
Fortuné savait qu’Émile Pereire supervisait lui-même l’aménagement des voies, depuis une maisonnette en planches construite à quelques dizaines de mètres de l’entrée du chantier. Le jeune directeur de la « Société anonyme du chemin de fer de Paris à Saint-Germain » était sur place chaque jour et ne voulait laisser à personne d’autre le soin de diriger les travaux. Il avait obtenu de l’État que des soldats viennent renforcer les rangs des ouvriers, afin d’accélérer le travail… et de réduire les risques de grève.
Depuis le début, cette grande saignée dans la ville était un lieu de promenade prisé par les Parisiens. Pour les frères Pereire, cela servait la promotion de la future ligne. Car il s’agissait de gagner un combat dans l’opinion publique, tout autant qu’au niveau technique. La presse entretenait l’intérêt du public en l’informant chaque semaine des avancées et des incidents du chantier.
La passion de Fortuné pour ce projet tenait à deux raisons. D’abord, le chemin de fer était, avec la marine, le lieu où les progrès de la machine à vapeur s’accéléraient. Ensuite, deux ingénieurs recrutés par les Pereire, Michel Chevalier et Henri Fournel, étaient polytechniciens comme Fortuné et épousaient comme lui et les Pereire les thèses saint-simoniennes qui prétendaient que le développement des transports et des échanges soutenait le progrès social.
Un autre adepte du saint-simonisme, Saguez de Breuvery, le nouveau maire de Saint-Germain, avait d’ailleurs accepté d’accueillir la gare d’arrivée de la ligne.

Fortuné avait demandé à Charles Lefebvre l’autorisation de quitter Veritas en début d’après-midi. Il avait fait prévenir Champoiseau et Théodore et était passé prendre Héloïse.
Effrayée par l’apparence de son visage, elle avait étouffé ses pleurs en l’enserrant dans ses bras, ce qui lui avait arraché un cri de douleur. Le voir dans cet état avait confirmé les inquiétudes qu’elle avait ressenties en restant sans nouvelles de lui pendant plus de deux jours. Fortuné avait pris le temps nécessaire pour lui raconter les soirées de trois jours plus tôt (et comment l’arrivée inopinée d’un inconnu l’avait tiré d’affaire) et de la veille. Bien qu’il ait promis le secret à Théodore, il n’avait pas pu s’empêcher de se confier à Héloïse. Elle s’était rapidement ressaisie et avait, comme lui, refusé de céder à l’intimidation par la violence.
– Espérons que nous sommes maintenant sur la bonne voie et que nous touchons au but, dit-elle en saisissant un manteau.

Lorsque le couple parvint à l’entrée du chantier, il eut la surprise de retrouver non seulement Théodore, Champoiseau et François avec Hugo, mais aussi Chétif et Lebras. « Je les avais oubliés, ces deux-là », se dit Fortuné en lui-même.
– C’est pour le cas où nous devrions employer la force, expliqua Champoiseau.
– Vous avez raison, Pierre, plus on est de fous, plus on rit, répondit Fortuné.
Il n’avait pas l’énergie d’essayer de convaincre les deux hommes de quitter les lieux.
Tous semblaient tacitement d’accord que ce n’était le moment ni d’expliquer comment Théodore avait réapparu, ni de s’enquérir des détails de la filature de Narcisse Roquebère par les deux compères de Champoiseau, qui avaient échoué dans leur pari.
Ce n’était pas non plus le moment d’interroger Fortuné sur son visage blessé et sur la canne-bâton qu’il portait avec lui.
Le chantier plus bas était impressionnant par son immensité et par les énormes tas de pierres et de terre qui s’élevaient de part et d’autre sur une hauteur de vingt à trente mètres, attendant d’être évacués vers la plaine de Clichy quand le creusement des tunnels de la place de l’Europe et, derrière, des Batignolles, aurait suffisamment avancé. On enterrait en effet le chemin de fer afin que son existence dérange le moins possible les immeubles bourgeois qui le longeaient des deux côtés.
Ils avaient sous les yeux le premier tunnel, creusé à ciel ouvert, dont la longueur atteindrait cent cinquante mètres et qui devrait abriter quatre voies. La place de l’Europe allait bientôt le recouvrir.
Il était environ quatre heures de l’après-midi, ce mercredi 9 mars 1836. Fortuné déclara d’un ton sûr à deux hommes qui surveillaient l’accès qu’ils étaient attendus par Émile Pereire. Ils furent facilement autorisés à descendre la pente, Héloïse étant dévisagée de la tête aux pieds par les ouvriers qui appréciaient une présence féminine au milieu de leur labeur.
– Tu veux que j’en séduise quelques-uns pour les faire parler ? demanda-t-elle à Fortuné avec un clin d’œil.
– Essayons d’abord autre chose, répondit celui-ci sur le même ton.
Il venait d’apercevoir la silhouette d’Émile Pereire qui discutait avec deux hommes sur le seuil de son bureau, quelques dizaines de mètres plus loin.
Fortuné avisa un caporal qui surveillait les allées et venues et considérait avec curiosité la troupe hétéroclite.
– Bonjour caporal. Fortuné Petitcolin, du Bureau de certification Veritas. Puis-je parler à Monsieur Pereire ?
– Certainement, répondit le soldat en désignant la petite maison en bois. Le voici.
– Je vous remercie infiniment.
– Et ces messieurs-dame vous accompagnent ?
– Tout à fait.
L’homme salua le petit groupe du menton.
En passant devant lui, Champoiseau effectua le salut militaire, auquel le caporal répondit instinctivement, étonné.
Héloïse glissa à l’oreille de Fortuné :
– Ça sert d’utiliser des mots compliqués comme « certification », dis-donc !
– Ça plus mon charisme naturel, et toutes les portes s’ouvrent ! répondit son compagnon.
Pereire les avait remarqués. Il vint à leur rencontre, les sourcils froncés et le regard interrogateur. Fortuné avait déjà vu son visage dans la presse. Une figure fine et allongée, des lèvres minces qui souriaient faiblement, des yeux sombres et perçants qui indiquaient la curiosité et la fatigue, un front sage qui disait le calcul et la détermination, un collier de barbe récente qui donnait un air juvénile. Un autre homme se tenait à ses côtés qui paraissait du même âge en étant un peu plus massif.
– Madame, Messieurs, Émile Pereire. À qui ai-je l’honneur ?
– Monsieur, c’est un grand honneur de vous rencontrer. Fortuné Petitcolin, du Bureau Veritas, place de la Bourse.
– Enchanté, Monsieur Petitcolin. Mon père étant assureur maritime, j’ai une grande estime pour les progrès que Veritas fait faire à la sécurité des navires. J’ai déjà rencontré votre directeur, Charles Lefebvre. En quoi puis-je vous aider ? Vous intéressez-vous à ce qui va bientôt transporter des voyageurs sur des rails ?
– Ce n’est malheureusement pas ce qui nous amène aujourd’hui, répondit Fortuné en se tournant vers Théodore. Voici, hum… Monsieur de Neuville, de la Préfecture de police. Nous…
Il laissa sa phrase en suspend et regarda avec un malaise non dissimulé l’homme resté aux côtés de Pereire. Ce dernier identifia tout de suite la source de son trouble :
– Monsieur Clapeyron, ingénieur des Mines, conduit les travaux avec moi. Vous pouvez parler en toute confiance… Ces messieurs-dame vous accompagnent ?
La question manquait d’originalité, pensa Fortuné.
– Tout à fait, reprit Théodore… Monsieur Pereire, Monsieur Clapeyron, c’est une enquête de police qui nous conduit ici. Nous pensons qu’une action violente risque de se produire jeudi sur votre chantier.
Émile Pereire blêmit aussitôt et se raidit :
– Suivez-moi. Installons-nous au calme…
Il les précéda dans sa cabane de planches. Clapeyron alla chercher quelques chaises. Un poêle de bois réchauffait la grande pièce. Pereire dégagea un coin de table, ouvrit un buffet et en sorti une bouteille et des verres qu’il commença à remplir en disant :
– Je n’ai que cela à vous proposer pour le moment. Nous trouverons de quoi manger le cas échéant. Messieurs, nous vous écoutons… Mais expliquez-moi d’abord une chose que je ne comprends pas : pourquoi la police se fait-elle dans le cas présent accompagner par de simples citoyens ?
Théodore le rassura tout de suite :
– Je vous recevrai dès demain à la Préfecture avec mes supérieurs, si vous le souhaitez, Monsieur Pereire. Notre démarche peut en effet vous paraître très inhabituelle, mais vous allez vite comprendre, je l’espère, pourquoi nous brûlons les étapes et comment nous avons été conduits jusqu’à vous.
Il résuma leurs investigations avec l’aide de Fortuné, en omettant certains détails, mais pas le sibyllin message « PSG TIR ». Fortuné était embêté que Chétif et Lebras découvrent ainsi d’un coup tant d’informations confidentielles, mais encore une fois, se dit-il, l’heure n’était pas aux tergiversations.
Ces nouvelles plongèrent Pereire dans de profondes réflexions. Il prit la parole après un moment pour énoncer une vérité qui provoqua chez ses interlocuteurs un grand étonnement et une grande perplexité :
– Madame, Messieurs, je crois pouvoir vous révéler ce que signifient les lettres TIR… Ce n’est qu’une supposition de ma part, mais que vous confirmerez je crois très vite… Peut-être que mon collègue Clapeyron pense à la même chose que moi, d’ailleurs.
Clapeyron hocha la tête en signe d’acquiescement.
– Tout concorde à mes yeux : ce sigle PSG, la date de ce jeudi et ces lettres TIR qui, je pense, symbolisent notre président du Conseil – et malheureusement aussi, ministre des Travaux publics il n’y a pas si longtemps ! Adolphe Thiers lui-même !
Héloïse, Fortuné et Théodore levèrent les yeux au ciel. TIR – Thiers… Pourquoi pas ? Pereire continuait sur sa lancée, pendant que ce nom faisait remonter de sombres souvenirs dans les esprits d’une partie de son auditoire :
– M. Thiers – que je connais bien car je collabore depuis plusieurs années à « son » journal, Le National – rate peu d’occasions de dire du mal de nos travaux. « Donnons le train aux Parisiens comme un jouet, a-t-il dit récemment, mais jamais on ne transportera de la sorte un seul homme, ni un seul bagage. » Et Arago (pourtant polytechnicien!), qui explique à la Chambre que le passage brutal des voyageurs de la fraîcheur des tunnels à la chaleur de l’air estival provoquerait des maladies, que la trépidation des wagons pourrait engendrer des maladies nerveuses et que tout cela pourrait efféminer les troupes et leur faire perdre la faculté des grandes marches ! Bref, les oppositions à nos efforts de relier les hommes par des moyens modernes sont aussi nombreuses qu’insensées !… Iraient-elles jusqu’à encourager des actes de violence tels que celui que vous redoutez ? Jusqu’à il y a quinze minutes, cela me semblait peu probable, mais votre venue ici me convainc que c’est possible. Si des personnes veulent nuire à notre entreprise, un acte violent perpétré sur le chantier peut faire grandir les peurs et décider les politiques à nous mettre encore plus les bâtons dans les roues. Je terminerai par un détail qui achèvera de vous convaincre : ce jeudi justement, une délégation menée par Thiers vient constater les avancées des travaux. Cette visite n’est normalement connue que de quelques membres du Gouvernement, de la Préfecture de police et de cinq ou six personnes de notre société. Un incident qui se produirait à cette occasion nous causerait un tort irréparable…
Le cœur de Fortuné s’arrêta de battre un instant. Décidément, cela devenait une habitude pour lui et ses compagnons que de se trouver dans un lieu public à quelques heures du passage d’une délégation officielle !
Il inspira profondément pour retrouver un rythme normal. Son regard croisa celui de ses amis. Pereire poursuivit :
– Comment découvrir quand et où précisément sur le chantier une telle action se produirait ? Et par qui serait-elle commise ?
– À quelle heure les ouvriers cessent-ils le travail ? demanda Fortuné.
– À six heures, mais plusieurs dizaines continuent toute la nuit de creuser les tunnels.
– Et quand la délégation arrive-t-elle ?
– Vers six heures trente.
Fortuné s’était fait son idée dès son arrivée sur les lieux :
– Prévoyez-vous de mener la délégation dans le tunnel de la place de l’Europe ?
C’était à cet endroit qu’une explosion pouvait faire le plus de dégâts.
– Bien évidemment, répondit Clapeyron. C’est même ce qui l’intéresse le plus.
– Je pense qu’un explosif à mèche lente sera déclenché à un ou plusieurs endroits dans les murs de soutènement, afin de provoquer un éboulement. Même si le tunnel est encore à ciel ouvert, cela peut tuer ou blesser plusieurs personnes !
– Mais, intervint Clapeyron, il n’est pas possible de disposer ainsi des explosifs sur le chantier, au vu et au su de tous les ouvriers !
– Sauf s’ils sont plusieurs complices…, pensa Pereire tout haut. C’est vrai, tout cela semble tout de même assez incroyable !
– Demandez à Thiers de repousser sa venue à un autre jour, dit Fortuné.
Théodore fit la moue.
– Il ne se laissera pas facilement impressionner, même si la Préfecture essaie de le décourager. Et qu’avons-nous comme preuves tangibles à lui présenter ? Nos indices sont bien minces…
Tout le monde prit un moment de réflexion, que Lebras interrompit :
– Nous permettez-vous d’inspecter le tunnel ? Avec votre autorisation, nous pourrions examiner les lieux et peut-être découvrir ce que nous cherchons ?
– Oui, dit Pereire. Je ne suis pas sûr de bien comprendre votre histoire, mais nous ne pouvons prendre aucun risque. Allons-y ensemble !
Fortuné les arrêta aussitôt :
– Non, nous risquons de donner l’éveil à des complices qui se trouveraient parmi les ouvriers. Mieux vaut attendre que le gros des troupes aient fini leur journée.
– Nous avons une bonne heure devant nous, enchaîna Pereire. Émile et moi – nous avons le même prénom – n’avons pas mangé depuis ce matin. Et si nous devons encore passer la soirée à fouiller le chantier à la recherche d’on ne sait quoi, mieux vaut nous restaurer maintenant ! Je nous commande quelque chose.
Il sortit donner des consignes et moins de dix minutes plus tard, une large table embarrassée de plans était dégagée pour faire place à des nourritures plus roboratives.
Ils commencèrent à boire et manger, en l’absence de Théodore qui était parti quérir du renfort au commissariat le plus proche.
Il n’était guère plus de cinq heures trente quand Pereire posa son verre vide sur la table et proposa de commencer l’inspection sans tarder :
– Le jour baisse rapidement. Faisons-nous discrets et débutons nos investigations. Nous ne verrons bientôt plus rien et nous ne pouvons prendre le risque, si des explosifs sont cachés quelque part, d’utiliser des lanternes ou des torches.
Tous le suivirent dehors.
Il tenta de convaincre Héloïse de laisser les hommes effectuer les recherches, mais comprit très vite qu’il était inutile d’insister.
Soudain, il se mit à inspirer de façon saccadée, rejeta la tête en arrière et chancela. Clapeyron lui soutint le bras et l’aida à s’asseoir le dos appuyé la baraque.
– Une crise d’asthme, expliqua t-il en aparté. Les émotions comme celle-là n’arrangent pas les choses… Impossible de le raisonner. Il refuse de se reposer.
Pereire fixait le sol, son nez recouvert par un mouchoir. Clapeyron s’adressa quelques secondes à lui, puis ensuite à la petite troupe :
– Suivez-moi. Cela va passer ; il va nous rejoindre.
Ils se répartirent en deux groupes, un pour chaque côté du tunnel : Clapeyron, Fortuné et Lebras pour le côté gauche, François, Héloïse, Chétif et Champoiseau (et Hugo) pour le droit. Quinze minutes plus tard, Théodore revint avec trois sergents. Tous quatre allèrent inspecter les remblais entre le tunnel et l’entrée du chantier.
Les ouvriers partaient au fur et à mesure, laissant un calme relatif succéder au tumulte des travaux. Seuls demeuraient les équipes qui creusaient les tunnels et les gardes qui surveillaient le chantier.
La lumière faiblissait à vue d’œil et il fallait faire vite. Heureusement que le tunnel était pour l’instant à ciel ouvert, sinon il aurait été impossible d’y distinguer quoi que ce soit. Ils durent tout de même s’aider de lanternes, en les maniant avec précaution.
Trente minutes plus tard, ils firent le constat qu’aucune mèche ni objet suspect n’avait été trouvé dans le tunnel, d’un côté comme de l’autre, pas plus que le long des remblais.

Inquiets au sujet de Pereire qui ne les avait pas rejoints, ils regagnèrent son bureau après avoir remercié les trois sergents. Le directeur de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Saint-Germain était assis devant sa table, inspirant profondément mais régulièrement. Ils l’informèrent de l’insuccès de leurs recherches.
En silence, ils reprirent tous leur place autour de la grande table.
Champoiseau dit soudain :
– S’il est impossible de trouver les explosifs, trouvons qui sont les ouvriers complices ! Il y a forcément des complices parmi eux !
– Oui, renchérit Clapeyron. Personne d’autre qu’eux n’a accès au chantier.
– Même la nuit ? demanda Théodore.
– Bien sûr, répondit l’ingénieur. Il est gardé nuit et jour.
– Encerclons-les demain à l’aube ! gronda Chétif d’une voix forte qui fit sursauter tous les autres, car c’était la première fois qu’il s’exprimait depuis son arrivée.
Fortuné eut envie de disparaître sous terre. Pereire éclata de rire :
– Vous savez, même dans les romans de Fenimore Cooper, il est difficile d’encercler cinq cents hommes à une dizaine… D’autant plus que…
Il toisa Chétif de bas en haut :
– … je ne suis pas sûr que vous fassiez le poids, même face à deux ou trois de mes ouvriers…
Quand Fortuné vit que Chétif allait répondre, il tenta de s’interposer, mais Héloïse le retint. Était-ce parce qu’elle espérait – comme lui-même, d’ailleurs – en découvrir un peu plus sur le fameux handicap du personnage ?
– Vous ne me faites pas confiance, Monsieur Pereire, je le vois bien, commença Chétif. Et, à vrai dire, je le comprends bien. Je ne suis pas quelqu’un qui en impose. Mais en réalité je ne parlais pas de moi. Je parlais de mon fils. Demain, c’est lui qui peut nous tirer d’affaire !
C’en était trop pour Fortuné, qui se leva et, interrompant Chétif, s’adressa à Pereire :
– Cher Monsieur, nous allons nous retirer. Nous sommes tous très fatigués et…
– Je vous en prie, dit Pereire en posant la main sur le bras de Fortuné, restez encore un instant, le temps au moins de décider ce que nous faisons demain… Et votre ami n’a pas terminé, je crois…
Les yeux de Chétif brillèrent d’une intensité nouvelle et il enchaîna :
– Je n’ai pas vu mon fils depuis un certain temps… depuis plusieurs années, à vrai dire. Il a trente ans. Certains disent qu’il est tombé dans la déchéance et la maladie, qu’il boit du matin au soir et vit de mendicité. J’ai visité beaucoup de cafés et les cours des miracles et je ne l’y ai pas vu. De toute façon, cela ne lui ressemble pas. Et puis il est intervenu trois fois pour me sauver la vie. La première fois, il y a dix ans, j’étais aux Incurables1 suite à une mauvaise blessure. Je m’y laissais mourir. Même mes amis qui sont ici – Chétif désigna Champoiseau et Lebras – ne parvenaient à me redonner goût à la vie. C’est mon fils qui m’a sorti de l’hôpital et a payé un couple afin qu’il prenne soin de moi. La seconde fois, c’était il y a six ans. Mon fils a déposé dans ma mansarde une somme suffisante pour me payer gîte et couvert jusqu’à la fin de ma vie. La dernière fois, il y a deux ans, il a mis fin aux manœuvres d’un homme qui en voulait à ma maigre fortune, en le menaçant s’il ne cessait de m’importuner. J’ignore comment mon fils fait pour connaître ma vie et se soucier ainsi de moi. Mais dans les moments où je me trouve sans ressources ou face à un danger, il est alerté par son intuition ou par des personnes qu’il connaît, et il intervient de la meilleure façon.
Les regards tristes de Lebras et Champoiseau montraient l’état de désolation dans lequel l’étrange discours de leur ami les mettait. Un discours qu’ils avaient manifestement déjà entendu et auquel ils ne semblaient pas accorder beaucoup de crédit.
Pereire demanda :
– Comment pouvez-vous affirmer que c’est bien votre fils qui est intervenu et non un autre ? L’avez-vous vu ? Lui avez-vous parlé ?
– Non, mais il ne pouvait s’agir que de lui. Pourquoi un autre aurait-il été aussi discret ? Mon fils ne veut pas ou ne peut pas me revoir, mais il me secourt quand je n’ai plus que lui sur qui compter – tout respect mis à part pour mes amis ici présents, bien sûr.
Pereire insista :
– Cette manière qu’il a d’apparaître fort à propos est décidément bien étonnante.
Chétif poursuivit, stimulé par la curiosité de son interlocuteur :
– Il y a des personnes ou des choses que vous n’avez pas vues depuis longtemps et dont vous avez perdu le nom ou le visage ou la forme. Vous n’y pensez pas tous les jours, mais quand vous sentez leur présence proche, votre cœur bat plus vite. Et même si vous n’avez pas la chance de les voir, vous savez qu’elles sont là, quelque part, qu’elles vous observent et veillent sur vous. Mon fils, c’est ça, conclut Chétif.
– Et vous avez vraiment cette faculté de « sentir » sa présence ? Cela aussi est très étonnant.
– Tout à fait. Je me trompe rarement.
– Quand l’avez vous sentie pour la dernière fois ?
– Tout à l’heure, quand nous cherchions les explosifs. C’est pourquoi je vous prédis qu’il sera là demain et qu’il nous aidera si nous sommes sans recours.
Tout le monde excepté Pereire regardait ses pieds, ne sachant que dire.
L’ingénieur posa encore une question :
– M. Chétif, pouvez-vous me décrire votre fils ?
– Il est de grande taille – plus grand que quiconque d’entre nous ici. Il était corpulent et musclé il y a dix ans, mais j’ignore si, depuis, il a pris de l’embonpoint ou s’est affiné. Il est très fier, mais aussi très discret. Je crois, pour tout vous dire, qu’il a depuis longtemps honte de moi.
Pereire se tourna vers les autres membres du groupe :
– L’une ou l’un d’entre vous aurait-il vu cet homme ?
Chacun secoua la tête négativement. Champoiseau glissa dans l’oreille d’Héloïse :
– Il n’existe pas. C’est ça le problème de Chétif : il croit dans des choses qui n’existent pas.
– Bien ! Madame, Messieurs, conclut Pereire en se levant, excusez-moi de vous avoir retenus si tard. Je vous propose de nous retrouver ici demain dès le lever du soleil, avant l’arrivée des ouvriers. Je vais également mobiliser quelques employés de la Compagnie en qui j’ai toute confiance. La nuit porte conseil. Je suis sûr que nous trouverons demain comment résoudre notre problème.
– Et mon fils sera là ! ajouta Chétif.
– Certainement, M. Chétif, conclut Émile Pereire.
Ils se saluèrent tous respectueusement. Plusieurs avaient déjà fait quelques pas vers la pente qui conduisait à l’entrée du chantier, maintenant éclairée par de grandes lanternes, quand Pereire retint Fortuné :
– Monsieur Petitcolin, auriez-vous un moment, j’aurais un dernier mot à vous dire, ainsi qu’à votre dame ?
Fortuné s’excusa auprès des autres membres de sa petite troupe et revint vers Pereire accompagné d’Héloïse.
– Monsieur, nous ne sommes pas encore mariés, mais ce n’est qu’une histoire de semaines, précisa-t-il.
– Veuillez m’excuser, je vais parfois trop vite en besogne. Accepteriez-vous de partager autour d’un verre nos réflexions sur l’avenir du train, du transport maritime et de la machine à vapeur ? Clapeyron, vous joindriez-vous à nous ?
Fortuné savait qu’une telle occasion ne se représenterait pas de sitôt. Il consulta Héloïse qui hésitait, tant l’état physique de son compagnon l’inquiétait (de plus, remarqua-t-elle, ils n’étaient pas spécialement vêtus pour fréquenter les boulevards), mais se laissa convaincre. Clapeyron quant à lui déclina l’invitation, préférant aller tout de suite, comme Pereire l’avait évoqué, informer de la situation des agents de la Compagnie chargés de la sécurité du chantier.
Fortuné retourna vers ses compagnons qui attendaient en haut de la pente et leur présenta la situation. Il s’enquit auprès de Théodore de savoir si, plutôt que de passer la soirée avec Pereire, il ne valait pas mieux poursuivre la recherche de Raphaëlle. Théodore le rassura en lui disant qu’il ne voyait pas quoi faire de plus ce soir, et qu’il saurait où le trouver si de nouveaux éléments surgissaient.
– Comment me trouverais-tu, je serai avec Pereire !? réagit Fortuné.
– Ne t’inquiète pas, je connais tous ses repaires en ville, répondit son compagnon.